Vous avez du Serono ?

Il y a près d’une vingtaine d’années, je participais avec mon meilleur pote au salon Investissima qui se tenait chaque année dans le Palais de Beaulieu à Lausanne. Cet évènement romand de l’investissement n’a pas survécu aux bear-markets des années 2000. A l’époque, tout le monde en parlait et c’était toujours un grand moment, dans tous les sens du terme. Les cravatés institutionnels se jetaient sur les petits investisseurs avec le secret espoir de les plumer jusqu’à l’os. Il faut dire qu’à ce petit jeu ils étaient très forts et qu’en face le troupeau avait une fâcheuse tendance à se comporter comme tel, à savoir de vrais moutons, pour de ne pas dire des pigeons. Avec mon pote on se délectait de cette parenthèse sociologique improbable. On avait encore la vingtaine, la moyenne d’âge autour de nous était deux à trois fois plus élevée. L’ambiance était plus jeune que l’AG de Nestlé, mais quand même déjà bien mûre, surtout si on faisait fi des jeunes loups qui étaient là pour vendre leur camelote.

Avec mon pote, on venait là pour transhumer. C’était notre sortie à la capitale. On en profitait pour faire pour faire la fête et mater les nanas. De ce point de vue, Investissima, ça ne valait pas le salon de l’auto. Il y avait bien Dominique Schibli avec ses bottes en cuir et par ci par là des jeunes assistantes bancaires dynamiques en talons et tailleur, mais à part, ça c’était plutôt la misère. Alors, avant d’aller boire des coups en ville, on se faisait chaque fois une petite conférence, histoire d’avoir bonne conscience.

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Chaque année, il y avait un thème qui mobilisait plus les investisseurs. Cette fois là, les biotechs étaient sur le devant de la scène. Tout le monde n’avait d’yeux que pour elles. Le génome humain s’offrait à nous et toutes les maladies allaient être vaincues. L’homme était devenu immortel ou presque. Les organisateurs avaient senti arriver le coup, ils avaient réservé la plus grande salle pour leur conférencier du jour, un gestionnaire de fonds de ne je sais plus quel organisme financier, qui a certainement fait faillite en 2008. Le gars nous avait tenu en haleine pendant plus d’une heure à expliquer l’intérêt d’investir dans les biotechs. On avait l’impression d’écouter un prophète. Les moutons demeuraient pantois devant lui, bouche ouverte. Ils buvaient les paroles du Messie. Ils bavaient devant lui. En vérité, je pense que personne dans la salle ne comprenait un seul de ses mots. À la fin arrive le traditionnel « Vous avez des questions ? ». Silence dans l’assemblée, mouche qui vole. Puis soudain un vieux qui lève la main tout au fond. On lui apporte un micro et c’est là qu’il envoie de but en blanc : « Vous avez du Serono » ?

Je ne sais même plus ce que le gars lui a répondu. Peu importe. Le vieux s’est tiré à peine la réponse obtenue. Personne dans la salle n’a bougé le petit doigt, mais avec mon pote on était sur le cul. L’analyste avait déblatéré son charabia pendant des plombes, il avait bien potassé son sujet, s’appuyant sur des recherches poussées et sur sa propre formation académique de toute évidence assez gratinée. Mais son auditoire n’était pas là pour ça. La centaine de volatiles qui gloussaient dans la salle n’attendait que de connaître les quelques titres qu’il fallait acheter. En particulier Serono. Pour ceux qui n’auraient pas connu, Serono, c’était l’entreprise de la famille Bertarelli, cotée au SMI, qui s’est fait racheter quelques années plus tard par Merck. En l’occurrence, si le petit vieux du fond de la salle en avait, il s’en est frotté les mains.

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Sur le coup, avec mon pote, on avait trouvé cette question ridicule. C’est même devenu une réplique culte entre nous. Quand on y pense, c’est exactement comme ça que fonctionne la bourse. Les institutionnels donnent le ton et les petits investisseurs suivent, toujours avec un train de retard.


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