Journal d’un futur rentier (60)

Cette publication est la partie 59 de 86 dans la série Journal d'un futur rentier.

Ces temps de revendications sociales en France m’interrogent passablement sur mes propres préoccupations. Cela fait des années en effet que je me lamente sur le monde du travail et ses excès. A quelque part, en voyant la misère dans laquelle vivent les « smicards », mes petites tracasseries de travailleur helvétique peuvent sembler bien dérisoires. Et d’un certain point de vue, c’est vrai qu’elles le sont. Je n’ai pas de peine à boucler les mois, je n’ai pas besoin de calculer chaque franc qui sort de ma poche, je ne dépends pas d’une aide quelconque et je ne vis pas dans un logement minuscule et/ou insalubre. Franchement, de ce point de vue j’ai de la chance. Je comprends les personnes qui sortent dans la rue et qui revendiquent (pacifiquement) des meilleures conditions de vie. Il n’est pas normal que de nos jours on ne puisse pas vivre correctement lorsque l’on travaille convenablement, tout cela parce que l’Etat ponctionne tout au passage. Quand je vois qu’en France le gouvernement suce pratiquement la moitié du PIB, je ne suis guère étonné que les travailleurs et les petits entrepreneurs ne s’en sortent pas. En Suisse, on a plus de chance. L’Etat, et ses représentants, sont beaucoup plus modestes. Ceci permet à une très grande majorité d’entre nous de vivre convenablement, bien que nous connaissions aussi notre lot de working poors.

Ceci Ă©tant dit, mĂªme si mes lamentations de travailleur helvĂ©tique peuvent sembler dĂ©risoires par rapport Ă  celles de nos voisins, elles s’appuient sur les mĂªmes constatations : la mondialisation n’a pas amĂ©liorĂ© les conditions de vie de la classe moyenne. Cela fait plus de 20 ans que je travaille, et cela fait autant de temps que j’entends chaque annĂ©e de la part de mes employeurs plus ou moins la mĂªme rengaine : les temps sont durs, on doit Ă©conomiser, les salaires ne peuvent pas Ăªtre augmentĂ©s. En consĂ©quence, ma rĂ©munĂ©ration, ainsi que celui de mes collègues, est restĂ©e très souvent inchangĂ©e, a parfois augmentĂ© de 0.5% et rarement de 1%. En termes rĂ©els, corrigĂ©s de l’inflation, on peut tout juste s’estimer heureux si on a pu maintenir son pouvoir d’achat. Pendant ce mĂªme temps, alors qu’on nous disait justement que la pĂ©riode Ă©conomique Ă©tait tendue, on voyait les bĂ©nĂ©fices des entreprises la plupart du temps augmenter, parfois stagner et rarement baisser. Seule une seule des boĂ®tes que j’ai pu cĂ´toyer durant ces deux dĂ©cennies a essuyĂ© une perte, durant une seule annĂ©e. Quand on demandait Ă  nos employeurs pourquoi nos salaires stagnaient alors que les bĂ©nĂ©fices grimpaient, on avait toujours droit Ă  cette excuse bien rĂ´dĂ©e : « C’est vrai que cette annĂ©e les bĂ©nĂ©fices ont augmentĂ©, mais ces prochaines annĂ©es s’annoncent très difficiles » ou alors « Le bĂ©nĂ©fice de cette annĂ©e est dĂ» Ă  des rentrĂ©es extraordinaires qui ne seront plus d’actualitĂ© l’annĂ©e prochaine ». Mais l’annĂ©e suivante le scĂ©nario se rĂ©pĂ©tait, ainsi que celle d’après… Dans le mĂªme temps, ce pseudo contexte difficile Ă©tait Ă©galement utilisĂ© pour nous mettre encore et toujours plus de pression. Bilan final : un salaire rĂ©el qui stagne ou baisse, un temps de travail qui se rallonge et qui s’invite Ă  la maison, ainsi qu’un stress toujours plus pesant et prĂ©sent.

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Si l’on regarde la progression des indices boursiers depuis une vingtaine d’annĂ©es, on se rend bien compte que malgrĂ© une première dĂ©cennie difficile, les entreprises ont rĂ©ussi Ă  dĂ©gager des bĂ©nĂ©fices et donc Ă  crĂ©er de la valeur pour leurs actionnaires. Cette crĂ©ation de richesse s’est faite en grande partie sur le dos des travailleurs, qui n’en ont rĂ©coltĂ© que quelques miettes, et encore. Pas Ă©tonnant dès lors que ces mĂªmes travailleurs sortent crier leur colère dans les rues.

J’ai souvent dit que les mouvements liĂ©s Ă  la recherche d’indĂ©pendance financière Ă©taient un peu schizophrènes. Ils naissent la plupart du temps de la constatation que l’économie libĂ©rale ne permet pas au travailleur de s’épanouir humainement et financièrement. Ils critiquent avec passablement de force le monde capitaliste et la mondialisation. NĂ©anmoins, d’un autre cĂ´tĂ©, ses adeptes utilisent les armes du grand patronat pour amĂ©liorer leurs conditions. Ils investissent pour bĂ©nĂ©ficier de revenus qui vont leur permettre d’arrondir leurs fins de mois, de diminuer leur temps de travail ou carrĂ©ment d’arrĂªter de travailler. Bien que leur dĂ©marche se base sur certaines valeurs politiques de droite, liĂ©es Ă  la libertĂ© et Ă  la responsabilitĂ© personnelle, ils tiennent en mĂªme temps un discours de nature marxiste, sur l’aliĂ©nation du travail du prolĂ©tariat par le patronat. Ils utilisent les outils du système capitaliste, non pas comme un but en soi (l’accumulation de capital), mais plutĂ´t comme un moyen pour agrĂ©menter leur condition de travailleur. C’est d’ailleurs selon moi le seul et unique objectif qui devrait Ăªtre dĂ©volu au capital. Malheureusement, certains dirigeants de nos sphères politiques et Ă©conomiques l’ont oubliĂ©. Ils confondent buts et moyens.

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